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Bruxelles, les lobbies à la manœuvre

Dans la capitale européenne, les eurodéputés sont l'objet de toutes les attentions. Les groupes de pression prolifèrent pour peser sur un marché de 500 millions de consommateurs.

Par  (The Guardian) et Ignacio Fariza Somolinos (El Pais)

Publié le 07 mai 2014 à 12h33, modifié le 09 mai 2014 à 11h55

Temps de Lecture 11 min.

Au siège de la Commission européenne, à Bruxelles.

Dans le vaste quartier européen de Bruxelles, la puissance des lobbies saute aux yeux. Les grands noms du monde des affaires occupent chaque immeuble de bureau dans un rayon de 1 kilomètre autour des sièges de la Commission, du Conseil et du Parlement européens.

Lire aussi : Les Etats aussi font du lobbying

Les entreprises, banques, cabinets juridiques, consultants en relations publiques et associations professionnelles y prolifèrent, s'employant à peser sur les règles, lois et directives qui façonnent le marché unique, encadrent les accords commerciaux et régulent le comportement économique et commercial dans une Union de 507 millions de citoyens. A Bruxelles, le lobbying est une industrie qui pèse plusieurs milliards d'euros. Selon le Corporate Europe Observatory, organisation militant pour une plus grande transparence, la ville compterait jusqu'à 30 000 lobbyistes, presque autant que d'employés à la Commission. La capitale européenne est la ville qui, après Washington, connaît la plus forte concentration de personnes cherchant à influer sur la législation.

GAZ DE SCHISTE : L'AUBAINE DE L'UKRAINE

Pour ces lobbyistes, aucun domaine n'est plus important que celui de l'énergie. Or, avec sa mainmise sur les livraisons de gaz à l'Europe et sa politique de démembrement de l'Ukraine, Vladimir Poutine, le président russe, a propulsé la question énergétique en tête de l'agenda européen et international.

« La crise ukrainienne est vue comme une bénédiction, offrant au lobby du gaz de schiste l'occasion de faire miroiter aux Européens la nécessité de s'affranchir de la dépendance à l'égard du gaz russe », souligne Antoine Simon, qui analyse la politique des industries extractives pour les Amis de la Terre Europe, une organisation oeuvrant pour la protection de l'environnement.

En mars, lors de sa première visite au siège de l'UE, le président américain, Barack Obama, a eu des mots très durs envers les dirigeants européens, les exhortant à aller à contre-courant de leur électorat pour se lancer dans la fracturation hydraulique et l'exploitation du gaz de schiste afin de libérer l'Europe du chantage de Moscou.

Dans un courrier adressé en novembre 2013 à Downing Street, Ivan Rogers, l'ambassadeur britannique auprès de l'UE, a proposé une stratégie visant à convaincre la Commission d'adopter, sur l'exploration du gaz de schiste, une position qui n'exigerait pas de nouvelle législation. Une semaine plus tard, David Cameron, le premier ministre, écrivait au président de la Commission, José Manuel Barroso, pour insister sur la nécessité d'une réglementation souple.

Gaz de schiste, politiques de lutte contre le réchauffement climatique, réglementations sur les gaz d'échappement automobiles, énergies renouvelables, techniques de capture du gaz carbonique, mécanismes d'échange de droits d'émission de gaz à effet de serre : le lobby de l'énergie, mené par des compagnies comme Shell ou BP, remporte de nombreux succès.

« Pour résumer, explique un connaisseur de cette industrie, lobbyiste à Bruxelles, les lobbies de l'énergie affirment que les entreprises qu'ils représentent ne sont pas compétitives, notamment vis-à-vis des Etats-Unis, en raison du faible coût de l'énergie dont bénéficient les Américains grâce au gaz de schiste. Ils pensent que les Européens se soucient trop des énergies renouvelables et du changement climatique, et qu'ils devraient être plus ouverts, comme les Américains. »

Le lobbying le plus efficace à Bruxelles est le fait d'anciens hauts responsables de la Commission, diplomates ou eurodéputés qui prennent leur retraite ou abandonnent leur fonction et mettent leur réseau et leur connaissance du système au service d'un lucratif travail de lobbying. C'est le cas de Jean De Ruyt, un baron belge qui connaît bien les arcanes bruxellois. Ambassadeur auprès de l'UE, ce diplomate de carrière a dirigé la présidence belge de l'UE il y a quatre ans. Engagé par un cabinet juridique américain, il est à présent un des principaux acteurs du lobby du gaz de schiste.

LA BATAILLE DE LA DIRECTIVE TABAC

La rédaction et l'approbation de la directive tabac, en février, ont mobilisé les 97 lobbies de l'industrie présents à Bruxelles. Ils n'ont pas lésiné sur les moyens pour tenter d'accorder le texte final à leurs intérêts privés.

Pas moins de 200 personnes ont débarqué dans la capitale de l'UE sous la houlette des trois géants du secteur (Philip Morris, British American Tobacco et Japan Tobacco). L'opération, à laquelle ils ont consacré plus de 3 millions d'euros, comportait deux phases : d'abord, persuader la Commission européenne ; ensuite, s'efforcer de convaincre les députés européens et les gouvernements nationaux. Objectif : que la norme établie par les institutions européennes nuise le moins possible à leur chiffre d'affaires.

La figure de proue des cigarettiers espagnols est Juan Paramo, porte-parole de la Mesa del Tabaco, l'organisation qui regroupe les acteurs du secteur. Il reconnaît avoir rencontré « à diverses reprises » des députés européens de son propre pays pour leur expliquer l'impact que la directive, encore imprécise, aurait sur un secteur « clé » pour l'Espagne.

« Les lobbies ne sont pas comme on les dépeint dans les films, mais il faut se méfier de leurs stratégies. » Député socialiste chevronné au Parlement européen, Andrés Perello est un des 71 membres de la commission de l'environnement, la santé publique et la sécurité alimentaire. Il se dit habitué à traiter avec les industries de l'automobile, du carburant ou des médicaments – biens fortement exposés à des modifications de la réglementation. Mais il affirme n'avoir jamais subi un niveau de pression comparable à celui qu'exerce l'industrie du tabac. Il se montre compréhensif vis-à-vis du travail des lobbies, pourvu qu'ils adoptent un code de conduite « approprié ». « Nous sommes disposés à dialoguer, à condition que nous ne soyons sous la pression de personne », affirme-t-il. Quand un lobbyiste lui rend visite, il s'efforce d'être « parfaitement transparent », et l'un de ses assistants note les points traités au cours de la réunion.

« La pression se résume à des rendez-vous au ton très cordial, nullement menaçant », observe un autre député européen, qui admet avoir subi « beaucoup de pressions ». Toutes vaines : il n'en a pas été affecté, dit-il, au moment de voter. « Cela laisse un arrière-goût pas très agréable, mais toutes les interventions ont été légales », ajoute-t-il.

Dans cette grande parade de lobbying communautaire, les trois grandes associations européennes de cigarettiers (CECCM, ECMA et ESTA) jouent leur rôle, à travers des conseillers et des consultants influents qui connaissent de très près les instances européennes chargées de rédiger la proposition de loi.

Toutefois, les stratégies de pression d'un marché oligopolistique aussi important que celui du tabac entraîne toutes sortes d'intrigues et de mouvements en coulisses. En septembre 2013, The Guardian publiait un document confidentiel révélant comment Philip Morris a mis en place une stratégie coûteuse visant à convaincre députés et fonctionnaires européens. Le numéro un mondial du tabac avait établi une liste des 751 membres du Parlement européen, signalant leur soutien ou leur opposition présumés à la lutte antitabac.

« Face à la formidable pression des industriels du tabac, les professionnels de santé ont dû faire une chose à laquelle ils ne sont pas habitués : du lobbying en faveur de la santé publique », explique Francisco Rodriguez, président du Comité espagnol pour la prévention du tabagisme, bon connaisseur des négociations préalables à l'approbation d'une directive. Celle portant le tabac – formellement du moins – n'a contenté aucun des acteurs impliqués.

ERIKA MANN, LE VISAGE DE FACEBOOK

S'il fallait donner un visage au nébuleux lobby américain à Bruxelles, ce serait celui d'Erika Mann. Pendant quinze ans, de 1994 à 2009, cette pédagogue a siégé dans les rangs des sociaux-démocrates allemands au Parlement. Puis elle a changé de camp pour devenir chargée de mission permanente pour les relations avec l'UE de Facebook, une des plus grandes entreprises américaines d'Internet opérant au niveau mondial.

Facebook soutient que le travail de lobbying politique à Bruxelles lui a coûté moins d'un demi-million d'euros. Ce chiffre, inscrit au registre officiel des lobbies tenu par l'UE, est surprenant pour au moins deux raisons.

D'abord, Facebook dépense plusieurs fois cette somme pour son activité de lobbying politique aux Etats-Unis. Selon le registre de la transparence de la Chambre des représentants américains, l'entreprise a investi, au cours du premier trimestre, 2,8 millions de dollars (2,02 millions d'euros) dans son travail d'influence politique à Washington.

Ensuite, en 2012 s'est ouvert un débat d'une portée fondamentale pour une entreprise informatique comme Facebook : le projet de directive sur la protection fondamentale des données personnelles.

Dans l'industrie des données, les firmes de la Silicon Valley (Facebook, Google ou Microsoft) mènent la danse. Pour leurs efforts de lobbying, elles agissent le plus souvent sous forme d'alliances d'entreprise – et leur puissance de feu financière leur donne accès aux meilleurs avocats.

Jan-Philipp Albrecht, député Vert allemand, rapporteur chargé de la réforme de la protection des données au Parlement européen, estime que plus de la moitié des entreprises qui sont venues le voir avaient un lien avec les Etats-Unis. D'autres députés ont évoqué une pression sans précédent. Et la plate-forme Web LobbyPlag a démontré que plusieurs eurodéputés, pour rédiger leurs amendements, ont recopié des passages entiers fournis par des lobbyistes américains.

Dans la bataille du lobbying, tous les acteurs ne s'engagent pas à visage découvert, préférant parfois envoyer des « suggestions » sur papier sans en-tête. Ce n'est pas le cas d'Erika Mann. La représentante de Facebook, âgée de 63 ans, a été très visible pendant les débats, tantôt sur l'estrade, tantôt dans le public des nombreux forums de discussion consacrés, à Bruxelles, au projet de directive sur la protection des données.

Quelle est sa part personnelle dans le compromis que les députés ont publié au début de l'année ? Difficile à dire. Mais une chose est sûre : Erika Mann est loin d'avoir fini son travail. Car les gouvernements des 28 Etats membres n'ont pas encore pris position sur la proposition de réforme ; ils devront trouver un terrain d'entente avant que s'ouvrent les négociations définitives avec les parlementaires. Et plus les débats se prolongeront, plus les lobbyistes disposeront de temps pour peser sur la directive. Car ce qui vaut pour toute chose à Bruxelles vaut aussi pour la protection des données : « Nothing is approved until everything is approved. » Rien n'est approuvé tant que tout n'est pas approuvé.

LES CONSOMMATEURS ET LE TÉLÉPHONE

Lorsque l'Europe a voté la fin des frais de roaming (« itinérance ») pour les téléphones mobiles, le lobby des télécommunications l'a accusée de « faire trop de cas des intérêts des citoyens et pas assez de ceux des opérateurs du secteur de la téléphonie mobile, qui traversent des temps difficiles ». Les hautes sphères de l'exécutif européen, considérant qu'il n'y avait pas matière à polémiquer, se sont abstenues de tout commentaire. En revanche, le Bureau européen des unions de consommateurs (BEUC) s'est exprimé. Cette entité en situation de quasi-monopole provoque autant d'enthousiasme que de rejet. Certains l'apprécient parce qu'elle est la seule voix qui porte vraiment, d'autres soulignent que ses liens financiers avec la Commission frisent l'inceste.

« C'est vrai, nous sommes financés par l'UE à hauteur de 41 %, mais c'est mentionné en toute transparence sur nos documents », souligne Johannes Kleis, le porte-parole du BEUC. Son équipe de 35 personnes fait pression sur les fonctionnaires européens, parlementaires et gouvernements, afin que les décisions communautaires tiennent compte des exigences des citoyens. Ce qui implique, explique Johannes Kleis, de surveiller un large éventail de dossiers examinés par des directions et des commissions diverses, puisque la plupart des articles législatifs européens est susceptible d'influer sur la vie des Européens.

En matière de défense des consommateurs, les Etats n'ont pas donné à Bruxelles les moyens d'intervenir. Si un citoyen européen est victime d'un opérateur touristique, l'Union ne peut pas faire grand-chose, la responsabilité d'agir relevant surtout des autorités nationales. Des campagnes de sensibilisation ont beau être organisées, l'idée d'un bureau des réclamations sous la bannière à douze étoiles n'a jamais vraiment fait son chemin. Le responsable européen de ce secteur, un Croate, s'est défait de ce poste pour devenir eurodéputé dix mois après avoir été nommé.

Le seul recours reste le BEUC. Ses dirigeants, à la différence de nombreux observateurs, soutiennent que « l'Union européenne fait beaucoup pour les consommateurs ». Ils citent à juste titre les décisions sur le roaming, les droits des passagers et l'information sur les denrées alimentaires. Même si, au sujet du « made in » – le label d'origine pour les produits non alimentaires en provenance de pays tiers –, une source d'Eurobusiness (le Medef européen) rappelle que le BEUC s'est d'abord montré aussi hésitant que la Commission et les pays nordiques. « Et puis ils ont changé d'avis, comme presque tout le monde. »

M. Kleis soutient que « le rôle du BEUC consiste à faire contrepoids aux lobbies industriels ». Un combat de David contre Goliath, au regard des sommes en jeu. Les représentants des multinationales de la chimie et de la téléphonie mobile, par exemple, mènent une activité de lobbying forcenée.

Sans parler des banques. « Je regrette, dit M. Kleis, qu'au sujet des services financiers, on ne se préoccupe des consommateurs que depuis peu de temps. Durant des années, il n'a été question que des intermédiaires et des banques. » Le bureau fait pression pour que l'Union européenne lance un mécanisme efficace afin d'exclure du marché les produits financiers dangereux pour les épargnants. Actuellement, en cas de problème, ce sont les autorités nationales qui interviennent. « C'est insuffisant, précise M. Kleis, car le marché est mondial. »

Traductions : Gilles Berton, Florence Djibedjian, Elisabeth Kulakowski, Olivier Mannoni, François Pleyber.

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